Underground

Road movie à Times Square


Posté le 12.10.2021


 

Présenté à Cannes en 1984, Variety, le premier film de Bette Gordon, est le reflet saisissant du New York arty de l’époque. Flash-back.


C’était avant la "gentrification". Bette Gordon n’a pas trente ans quand elle débarque à New York, où des quartiers ont encore des airs de terra incognita. « C’était le cas de Tribeca, se souvient-elle, volubile, au téléphone, depuis le même coin où elle vit encore aujourd’hui. Les artistes un peu installés habitaient Soho, mais plus au sud, c’était l’ébullition, un mélange de musiciens post-punk, de peintres, de sculpteurs, d’artistes visuels. » La récession des années 70 n’a pas épargné l’immobilier et le quartier est quasiment désert. « Le jour de mon arrivée, un vidéaste expérimental, Anthony McCall, que j’avais croisé dans des festivals, m’invite dans son loft. Je ne savais pas bien ce qu’était un loft, mais j’ai vite compris : Tribeca était une ville fantôme d’usines désaffectées. Deux fonctionnaient encore : une fromagerie industrielle et une laiterie. Elles embaumaient le quartier ! Anthony avait son loft dans Jay Street, il n’y avait pas de sonnette, il fallait crier depuis la rue pour qu’on vous jette la clé par la fenêtre. Et dedans, il n’y avait que des artistes, qui parlaient, buvaient, se montraient leur travail et se droguaient pas mal, aussi ! »

 

Variety 1Variety, 1983


David Byrne, Jean-Michel Basquiat, Julian Schnabel, l’écrivaine Kathy Acker – qui écrira le scénario de Variety – Debbie Harry, ils se croisent tous dans les fêtes et dans les clubs, comme le Mudd ou un peu plus loin le CBGB, où lectures et performances s’intercalent entre les concerts. « Il y avait un appétit incroyable de création et de culture. Je suis devenue programmatrice du Collective for Loving Cinema, un loft transformé en salle de cinéma : on passait un film d’avant-garde, des invités venaient parfois. Debbie Reynolds a présenté Chantons sous la pluie, Jonathan Demme son premier film, 5 femmes à abattre. »

 Variety naît de cette émulation, mais il n’est pas pour autant un film expérimental, « parce que, explique Bette Gordon, j’étais cinéphile, j’avais vu beaucoup de films européens, et, comme Jim Jarmusch que je connaissais bien, je voulais apporter cette "touche Nouvelle Vague" au cinéma américain. Nous étions aussi marqués par le road movie, et pour moi, Variety en est un : le trajet intérieur et physique de mon héroïne, c’est de l’ordre du road-movie. »

 

Variety2

Sandy McLeod dans Variety, 1983


Le film raconte la métamorphose d’une jeune new yorkaise devenue caissière dans un cinéma porno, le Variety. Elle entame une sorte d’enquête – filmée comme un polar – sur l’un des clients du cinéma, visiblement un mafieux, qui semble aussi posséder le sex shop voisin. Il faut dire que le bouillonnement arty a débordé de downtown pour filer plus au nord : le Times Square Show du collectif Colab connaît un grand succès. Times square, c’est encore le coin spectaculaire des clubs de strip-tease et des peep-shows. Non loin il y a un bar, le Tin Pan Alley, où travaille notamment une amie de Bette Gordon, la photographe Nan Goldin, qui joue dans le film et immortalise le tournage en photos. Une partie des scènes de Variety y est tournée.

« Le porno m’intéressait, poursuit Bette Gordon : comme le cinéma, il s’agit de maintenir le désir le plus longtemps possible, sans jamais l’assouvir. C’est ce que j’ai essayé de faire avec un récit sans vraie résolution – ce qui a énervé pas mal de spectateurs ! Ce que vit l’héroïne, c’est aussi ce que j’ai vécu : l’affirmation de ma curiosité, ma liberté de dire moi-même d’où peut venir mon plaisir. Je marchais dans Times Square et j’entendais les aboyeurs qui racolaient : « les plus belles filles », « le spectacle le plus osé », « Faites-vous plaisir, entrez ». Pourquoi une femme n’aurait-elle pas envie d’y aller, elle aussi ? »

Le féminisme américain est alors traversé par un débat assez spectaculaire qui se cristallise au printemps 1982 lors d’une célèbre conférence sur la sexualité au Barnard College, lié à la Columbia University. « Le film n’était pas fini, mais Nan et moi y sommes allées montrer des photos du tournage. Le mouvement Women against Pornography s’est invité pour essayer d’interrompre les débats ; moi j’étais plutôt du côté des Pro-Sex… ! » Deux ans plus tard, Bette Gordon s’envole pour la Croisette : Variety est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs. En même temps que Stranger than paradise, qui remporte la Caméra d’or. « Je nous vois encore, Jim Jarmusch, Wim Wenders et moi jouant au flipper dans un café derrière le Martinez ! »

L’ébullition new-yorkaise s’épuise lentement – et l’immobilier remonte en flèche. « Ce qui a tout fichu par terre ? Le marché. Les mots manager ou agent nous étaient inconnus. Sundance a "gentrifié" le cinéma indépendant. Et puis les mentalités ont changé. Quand nos parents nous disaient « n’allez pas là, c’est dangereux », on n’avait qu’une idée, y aller. Je ne suis pas sûre que ça soit le cas pour les générations qui nous ont suivi. »


Aurélien Ferenczi

 


Séances :
Variety de Bette Gordon (1983, 1h40)
Lumière Terreaux ma12 21h15 | Institut Lumière me13 19h15 | Cinéma Opéra je14 19h

 

Exposition :
Variety, photographie de plateau, par Nan Goldin,
Galerie Cinéma 2 – 3, rue de l’Arbre sec, Lyon 1er.
Pendant le festival : tous les jours de 11h à 20h.

 

Catégories : Lecture Zen