Posté le 13.10.2021
Redécouvrir le polar de Bob Swaim c’est réaliser que la vision qu’on avait de la police avant sa sortie était terriblement datée. Le réalisateur évoque le contexte particulier de sa création.
Dans l’histoire du film policier “à la française”, La Balance est un jalon, une œuvre qui marque un avant et un après dans la manière de raconter une histoire de flics à l’écran. L’écrivain et historien Jean-Ollé Laprune auteur d’un récent livre sur le sujet (Le cinéma policier français, 100 films, 100 réalisateurs, Hugo Image) considère La Balance comme “le chaînon manquant entre La Guerre des Polices de Robin Davis et L.627 de Bertrand Tavernier”.
Sorti en 1983 La Balance est signé du plus français des réalisateurs américains, Bob Swaim, un homme débarqué dans notre pays vingt ans plus tôt pour étudier l'anthropologie avec Claude Lévi- Strauss. “Comme tous les gosses américains, j’aimais bien aller au cinéma, pour voir surtout des westerns, mais je n’étais pas cinéphile. C’est une invention française, la cinéphilie”, s’amuse Bob Swaim.
La Balance, 1982
“J’ai grandi à San Fernando Valley où habitaient beaucoup de techniciens de Hollywood.” Le voisin de ses parents était chef monteur et le père de son meilleur ami était cascadeur. “Autant dire que je baignais dedans, mais sans imaginer l’importance que le cinéma prendrait dans ma vie en atterrissant à Paris.”
C’est la fréquentation de la Cinémathèque qui va le transformer. “Je vais vous faire sourire, je n’y allais à la fin de mes cours que pour retarder le moment où je regagnais ma chambre de bonne, sans chauffage. Ça me permettait de faire des économies aussi puisque le ticket d’entrée à Chaillot - 1 franc et 1 centime ! - me coûtait moins qu’un café dans les bistrots très chers du 16e arrondissement.”
Très vite il découvre le culte voué en France aux auteurs : “Je connaissais John Wayne, mais à la Cinémathèque j’ai appris qui était John Ford !” Et puis Raoul Walsh accourt un jour à l’invitation de Chaillot et autour du cinéaste, le jeune Swaim entend des gens comme Bertrand Tavernier et Pierre Rissient s’émerveiller sur “l’art de Walsh”. Exalté, il tourne le dos à Lévi Strauss et s’inscrit à Louis Lumière “où ma vie a changé”, dit-il.
Durant ces années d’apprentissage il signe une série de courts-métrages appréciés de nombreux festivals. Aux Artistes Associés - qui ont encore un bureau parisien - où il a décroché un job de lecteur, il a fait la connaissance de François Truffaut, “qui en m’offrant les chutes de pellicule vierge de Baisers volés m’a permis de tourner mon premier court”. Au milieu des années 70 il fait la connaissance du producteur Joel Foulon et signe pour son premier long. Un polar déjà : La Nuit de Saint-Germain-des-Prés d’après Léo Malet. “J’ai envoyé le scénario à Michel Galabru pour le rôle de Nestor Burma. Mais il m’a ignoré jusqu’à ce que Bertrand Tavernier, qui connaissait mes films d’étude, le mette en confiance et le pousse à accepter”, raconte Swaim, qui en sera reconnaissant “à vie”.
La Balance, 1982
Le succès d’estime de La Nuit de Saint-Germain-des-Prés sera conséquent, les bonnes critiques aussi, mais les entrées en salle inversement proportionnelles. Bob Swaim entre alors dans une période de turbulences professionnelles “mais aussi affectives”, qui ont au moins l’avantage de lui offrir pas mal de temps libre. Au cours d’une des nombreuses soirées parisiennes qu’il écume, il fait la connaissance d’un commissaire de police qui va lui présenter un collègue. Mathieu Fabiani. “Blouson, jean, baskets, pour moi il avait plus l’air d’un voyou que d’un flic”, plaisante Swaim. Fabiani trouve que les polars français sont à côté de la plaque. Ils ne disent pas la réalité de la fonction. Ils sympathisent et invite le réalisateur à l'affût d’un sujet, à découvrir son quotidien.
Fabiani n’est pas un flic de bureau. Il travaille à la brigade territoriale où sa mission est de créer des réseaux en recrutant des indics. Le réalisateur va être fasciné par ce qu’il découvre. C’est l’étudiant en ethnologie en lui qui reprend la main. “J’arrivais le matin, je repartais le soir, comme eux.” Son intérêt est tel qu’il passe un an en immersion. D’autant plus facilement qu’au bout d’un moment, Fabiani et les siens oublient sa présence. “J’ai commencé à faire partie des meubles et eux à oublier les “bonnes manières” qu’ils avaient adopté devant moi au début.” Alors durant les interpellations, ça vire au parler cru, à l’intimidation, que Swaim transposera bientôt dans son film avec un réalisme étonnant. Jamais avant La Balance le public n’avait vu ça. Idem pour la brutalité dont font preuve ses fonctionnaires de l’écran, laquelle nous renseignait sur les difficultés nouvelles de nos amis les flics à maintenir l’ordre, dans des quartiers entiers livrés au trafic de drogue, qu’on ne désigne pas encore comme des“zones de non droit”.
A ce stade, Bob Swaim a cerné le décor et dessiné le contexte de son futur long. Mais il estime n’avoir pas encore trouvé l’histoire. Elle va se dessiner au cours d’un dîner où Fabiani (qui deviendra son coscénariste) lui présente une prostituée qui le renseigne. “Menue, avec son petit cœur tatoué sur le bras, elle s’est mise à pleurer en parlant de son mec : “il faut le sauver” disait la fille à Fabiani. Ça m’a bouleversé. J’avais le moteur de mon film. L’intrigue s’est écrite toute seule.”
Restait à séduire la finance. “Les deux premiers producteurs que j'ai rencontrés, des types jeunes, m’ont brisé, se souvient Bob Swaim encore blessé. On devait signer après la projection de La Nuit de Saint-Germain-des-Prés que je leur avais organisée. Mais durant le déjeuner ils m’ont traité de has been. Je n’ai rien pu avaler, vous pouvez l’imaginer. J’avais quitté mes filles le matin en leur disant ”papa a retrouvé un travail,” j’étais à terre”.
Le temps de digérer l'affront, il repart à la pêche. Et décide d’aller voir ceux qu’on considère comme “les meilleurs” à l’époque. “Au culot” : Georges Dancigers et Alexandre Mnouchkine. Deux de ces vieux Russes historiques qui ont tant œuvré pour le rayonnement du cinéma français. Aux Films d’Ariane ils avaient notamment produit tous les Philippe De Broca. “Le sujet leur plaisait, en percevant la part de risque qu’il représentait : les rôles principaux étant attribués à des acteur peu connus, Nathalie Baye excepté. Avec la présence de Maurice Ronet, je leur ai offert la tête d’affiche nécessaire selon eux à la promo.”
Au départ, Swaim doit accepter que Dancigers et Mnouchkine lui imposent une grande partie de leur équipe habituelle de techniciens. “A côté de ça, tous les jours, ils étaient les premiers à arriver sur le plateau. Et les derniers à partir. Une implication totale. L’aventure les amusait. On les sentait détendus” se souvient-il. Bob Swaim ne comprend que plus tard la raison de la décontraction de ses financiers : “ils m’ont avoué qu’ils avaient tant gagné les années précédentes, que pour des questions fiscales, il était souhaitable éventuellement qu’ils perdent un peu de fric avec moi.” Mais c’est l’inverse qui se produit. À sa sortie, La Balance provoque un petit phénomène de société et atteint les 5 millions d’entrées. Huit nominations au César finissent par couronner l’entreprise. Bob Swaim remporte celui du meilleur film, tandis que Baye et Léotard se voient sacrés meilleurs interprètes.
“On attribue le succès de La Balance à sa manière réaliste d’avoir représenté la police. Mais moi je crois que c’est l’histoire d’amour entre Nicole et son “Dédé” qui a plu au grand public. C’est un film que les Français sont allés voir en couple”. Celui que forment Nathalie Baye et Philippe Léotard a bénéficié en partie de la connivence qui avait été la leur dans la vie. « On m’avait dit “tu es fou de les réunir, ça va péter”. Moi, j’étais persuadé du contraire. » Il va pourtant avoir un profond moment de doute. Il avait proposé le rôle à Léotard un an plus tôt. L’acteur qui se débattait alors avec ses addictions lui avait promis qu’il arriverait sobre sur le plateau. La vérité est toute autre. “Un jour, j’invite Philippe à découvrir les rushes de la première scène d’interrogatoire. Je lui dis “tu vois le mec sur l’écran là ? Il n’a rien dans ses yeux, son regard est vide. Il n’est pas là !” Philippe, que je connaissais bien depuis longtemps, s’est mis à pleurer. Il s’est repris et dès lors il n’y a plus eu de problème. Son César, il ne l’a pas eu par accident”.
Revoir La Balance, film si riche, si dense, c’est ainsi l’occasion de saluer aussi une performance d’acteur colossale, au cœur d’un film dont le regard visionnaire porté sur le monde de la police dans les années 80, demeure d’une actualité troublante.
Carlos Gomez
Séances
La Balance de Bob Swaim (1982, 1h40) Restauration TF1 Studio
Pathé Bellecour me13 20h | UGC Cité Internationale je14 20h30 | Institut Lumière di17 14h30